J.R.R Tolkien

« Ils ont adoré ton interview avec Tolkien ! » Mon agent aime bien me téléphoner à des moments impromptus. Je tenais mon orbe-mobile en lévitation, alors que je faisais, disons… vous appelez-ça un numéro, je crois? Je jouais à un jeu très populaire à travers les neymliss qui affectionnent cette technologie portable, ça s’appelle Croustade aux pommes Crush. « Ah oui ? » Je m’interrogeais, m’assurant que le regard voyeur de la tortue, à l’autre bout de la conversation, n’essayait pas de deviner où j’étais. « Je t’ai branché avec le magazine Confession Zendorique. Attache ta tuque avec des attaches de plastique… tu interviews Jules Verne ! » Le silence qui suivit pesait sur mes épaules. Je craignais devoir raccrocher à mon agent, et je craignais encore plus forcer mes entrailles à pousser un petit… plouc… bon, c’est fait.

Il y a longtemps que j’ai mis les pieds à Patagonia. C’est un monde hyper matérialiste, et je crois même que le concept du capitalisme est né dans cette souche de Sophron. Aussitôt que mon portail s’ouvrit, j’aperçus ces marchés et ces souks qui tapissent les rues de Kanakeskozak. Il y en a partout. C’est comme marcher à travers une station de métro, après une partie des Canadiens de Montréal, ajoutez à cela un concert de Taylor Swift. Impossible de se déplacer sans froisser quelqu’un, ou craindre que trois pickpockets se touchent la main dans votre poche. J’ignore ce qui aurait pu inspirer la conscience de Jules Verne de s’éveiller dans cette misère ultra riche.



« Il t’attend dans un temple bouddhiste. » Gontran, mon agent, me rappelait à travers l’orbe virtuel que je gardais ouvert dans mon esprit. « Il est bouddhiste? » Je me demandais à voix haute. « Ne pose pas de question. Ça été compliqué de le trouver. » Mais, il est bouddhiste? Enfin, je parvins à rejoindre la fin de ce marché chaotique, évitant une dizaine de charlatans, une douzaine de vendeurs sous pression, et le double de quémandeurs aux allures royales. Et comment des temples bouddhistes peuvent exister ici? Certains concepts ne font aucun sens.



J’ai fait un Tintin de moi-même, petit clin d’œil à Hergé, gros coup d’œil à mon co-auteur qui ne fait rien. Ce n’est pas comme si ces romans vont se vendre d’eux-mêmes! Et j’ai fini par trouver le seul coin inhabité du continent! De cette grande ville, du moins, bref, une ruelle perdue au fond des restants d’une banlieue. J’entendais une chanson de Pink Floyd dans ma tête. Hey you. Jules Verne est un marcheur? Intéressant.



« Hey You! » Une voix perçait l’ombre qui m’intimidait. « Monsieur Verne? » Lui répondis-je. « S’il te plaît. Monsieur, c’est pour les Français. Appelle-moi garçon. »



Les possibilités ne sont que des univers parallèles dans lesquelles on aurait tous pu faire mieux. Ou pire, selon les possibles que d’autres nous infligent dans leur imaginaire. L’enfer c’est les autres ; la lumière est la nôtre. Elle n’appartient qu’à elle-même, malgré le sombre des nuits des hôtes. Craindre son propre sort jusqu’à nuire au sort des autres, c’est dormir dans l’illusoire d’un souvenir qui n’aura jamais été. Craindre l’adulte comme l’univers craint l’adultère. Si naguère les guerres nous délivrent du délirium incertain. Alors, je me laisserai délester au sein des prières insensées. C’est l’Og de l’Om, après tout. La Pangée d’un continent naufragé. La mère d’une mer dépassée. Brel savait tous mes sortilèges. Si seulement une grammaire inclusive savait réécrire l’histoire. Chaque axiome est une existence laissée à sa propre outrance. Jusqu’à comprendre le sort d’un mourant au regard souriant. Chacun blesse, parfois.



« Désolé pour le bordel. » Une voix efféminée me ramena à ma conscience immédiate. Le marché, et même la ville, disparurent. J’étais dans un immense temple Zen. Le sol semblait fait de pierre brune, les murs étaient d’ocre et de poussière de diamants. Des torches s’allumaient sur notre passage, s’éteignant derrière nous. Mon hôte ressemblait à un petit castor albinos.



« Monsieur Verne? » demandais-je.



« Oui, mais, dans cette vie vous pouvez m’appeler Cyprien Le jeune. J’ai arrêté d’écrire, aussi. Je fais du macramé, vous voulez voir? »



Il m’emmena dans une petite bibliothèque. Au centre de la pièce, un tricotin gigantesque se tenait là, presqu’oublié. Jules, ou Cyprien, s’installa derrière et tressa, lentement, un foulard noir. « Je n’ai pas souvent de la visite. » souriait-il. « Quand votre agent m’a contacté pour cette entrevue, j’ai tout de suite dit oui! »



« Vous avez lu nos Chroniques de Sophron? »



« Non, pourquoi? C’est quoi un Sophron? »



Il tricotait son macramé et je cramais au fond de la pièce. Jules Verne souriait, sans vraiment me regarder.

« Le truc, vous savez, c’est de prendre le temps de bien croiser les fils de laine. »



Il enfilait la laine à une vitesse d’escargot, comme s’il prenait le temps de bien les connaître avant de les entrelacer. « Julienne! » disait-il, tout bas. « Je vous demande pardon? » je n’arrivais pas à trouver de questions pour reprendre le contrôle de l’entrevue. « C’est le nom que j’ai donné à ce fil de laine. L’autre, c’est Jean-Claude. Je crois que Jean-Claude il aime bien Julienne, mais elle est une lesbienne. C’est comme ça qu’on fait du tricotage, vous savez? »


« Du, heu, du fricotage? »

« Mais non, je fais du macramé, monsieur, pas des tartines au jambon. »

Je jetai un coup d’œil à mes parchemins, mais aucuns ne semblait pertinent, en ce moment. Je soupirais. Le petit castor voulait visiblement parler de son filage, et moi je voulais revenir à Avalon avec ses impressions sur le roman que Martin et moi avons écrit. Je naviguai à travers sa bibliothèque, curieux à l’idée de découvrir quels bouquins intéressent habitent la bibliothèque d’un maître de la science-fiction devenu castor nain tricoteur. Je me déplaçai lentement en direction de ceux-ci, furetant à travers quelques titres, disons-le, intrigants : Un Playboy et un Gentleman, de Virginia Beowulf, Ma Voix est un parapluie, de Freddy Jupiter, Le petit bonhomme aux allumettes, de Peter Old Tool. Je n’étais pas familier avec ces auteurs aux noms occultes, comme des copies d’originaux que l’on aurait trouvé à la brocante. Un roman en particulier m’a pris par surprise : Aux pays des Shmocks, de Abilast Rage. C’était la même couverture mauve que monsieur Tolkien m’avait présentée, quelques semaines auparavant.



« Ah! Je vois que vous avez trouvé la perle de ma collection! » m’annonça le castor bricoleur. « C’est une perle, pour vous? » lui répondis-je. Il délaissa son tricotin pour prendre le bouquin hors de mes mains. Il respira sa couverture, souriant de toutes ses dents. « Si vous saviez… » il se perdit dans ses pensées. Je l’observais caresser le livre, comme s’il s’agissait de la main de sa bien-aimée. Il l’ouvrit, puis se mit à lire un paragraphe, au hasard :



« Si tous ces mots qui attendent l’invitation d’un esprit se liaient en cœur, nous aurions le paisible au creux des noirceurs les plus impénétrables. » Il soupira, un moment, oui il referma le livre. Il me fixa et affirma, d’un ton dédié : « Le talent d’un auteur, monsieur Page, il se manifeste ainsi. Quand le lecteur choisit un passage, au hasard, et que ce dernier l’émeu sans discernement, simplement parce que c’est beau. Mes romans font encore fureur, sur Gaia, mais ma présente incarnation recherche autre chose, ou bien la même beauté, mais autrement. Le pays des Shmocks, monsieur Page, c’est ça. Une plage entre la conscience du présent et l’insouciance de Zendoria. Un éveil entre le plus grand de soi-même, au travers de plus grands, encore. Vraiment, Ce roman m’a donné envie de me réincarner. »



Il le déposa dans sa bibliothèque, avant de retourner à son tricot. Pris dans mon silence, je me demandais : Mais qui est cet Abilast Rage? Pourquoi écrirait-il un roman en utilisant une reformulation de mon nom? Et si cette philosophie était, en effet, aussi belle et inspirante. Alors pourquoi Tolkien ne partage pas l’avis de Jules Verne? « Merci, monsieur Le jeune. » murmurai-je. « Ah, pour vous, appelez-moi Jules. »



Il n’avait visiblement jamais lu nos Chroniques de Sophron. Pourtant, il semblait bien connaissant d’une variante de mon essence. Nous avons complété cette journée en discutant de poésie, en échangeant sur la différence entre la littérature de la France du dix-neuvième siècle et le New Paris de Patagonia. Monsieur Verne et moi ne partageons pas les mêmes visions, les mêmes philosophies, mais l’amour du verbe, la poésie, notre abandon devant l’autel du dieu Roman, c’est là qu’on se retrouve. C’est notre discothèque à nous. Un peu comme ces clubs de danseuses qui hantent le passage à l’âge le plus sage de mon co-auteur adoré. Ah, Martin… Au pays des Shmocks… c’est toi?