Je ne m’attendais pas à découvrir une réplique parfaite des Terres du Milieu en plein cœur d’Avalon. Il faut bien l’admettre, Tolkien ne visait pas la construction d’un Disneyland reprenant sa propriété intellectuelle, mais plutôt un havre paisible où profiter de sa première incarnation à titre d’organisme existentiel ayant connu l’éveil. J’ai découvert le Seigneur des Anneaux alors que je participais à une conférence sur les nouvelles technologies sophronières, à Londres, sur Gaia. C’était à l’an 1957, selon votre calendrier des endormis. Parce que, oui, le temps à travers Sophron n’est pas linéaire, comme il en va, sans doute, de votre expérience à travers les non-éveillés.
La Nouvelle Lothlórien, comme Tolkien nomma son petit chez soi, est une vaste forêt aux allures d’un Europe médiéval typique. On y trouve une réplique de Mordor, bien au sud, et même une réplique du Compté qui reprend aux détails près la vision de l’auteur, au moment d’écrire Le Hobbit. C’est d’ailleurs dans une petite taverne de ce beau coin de pays que mon agent m’a dit de rejoindre le virtuose de la plume. Dans l’incarnation de ce nouveau monde fantastique, Tolkien se fait appeler Eldarion, en hommage au fils d’Aragorn et Arwen. Je crois que cet auteur rêve de rencontrer ses personnages, un jour.
En poussant la petite porte, on m’invita à me pencher, pour ne pas heurter le plafond. Les lieux, remplis d’une petite fumée bleue, me faisaient presque penser à un saloon américain de la fin du 19ième siècle. À ma gauche, quatre nains se versaient de la bière à même un énorme pichet. Plus loin, deux touristes nymphes de Penglai s’émerveillaient devant un sorcier jonglant avec des boules de feu. Eldarion m’attendait, seul, près d’une petite table, au fond de la salle. Grand et mince, il ressemblait presqu’à un changelin de Tir na n’Og. Il buvait un Martini, à même un verre sorti tout droit de Gaia, après la seconde guerre mondiale.
« Je peux vous servir ? » Une petite voix féminine brisa mon petit moment de groupie. En me retournant, je fixai le mur, incapable de distinguer la propriétaire de ces mélodieuses paroles. « Je sais, je ne suis pas très grande. » Ajouta-t-elle, suivit d’un petit rire mignon. Je baissai les yeux pour apercevoir une demoiselle écureuil portant un T-Shirt à l’effigie d’Elvis Presley et une veste en denim. Son plateau semblait faire deux fois sa taille.
« Je serai à cette table, là-bas. » Lui dis-je, en pointant Eldarion. « Je ne bois pas d’alcool, mais je prendrais bien votre meilleur jus de fruits! Au diable la dépense. »
La petite suisse rigola en se dirigeant vers le bar. Je rejoignis le grand elfe, au fond de la salle, en me remémorant les questions que je tenais à lui poser.
« J’ignore si vous êtes en retard, je n’arrive toujours pas à comprendre comment le temps fonctionne, à travers Sophron. » Fut les premières paroles que j’entendis de mon idole.
« Le temps n’existe pas vraiment. » Lui répondis-je, au moment de m’asseoir. « Seule la conscience existe, et dans son essence primordiale, elle est intangible et éternelle. »
Il dégusta son Martini en roulant son regard vers le haut. « J’ai quand même attendu que les aiguilles de ma montre fassent deux tours complets! » Soupirait mon invité. Oups, ouais, j’étais en effet en retard, selon les conventions de cet univers.
« Comme vous le savez, ces séries d’interviews visent à mousser le marketing de nos Chroniques en sol gaien. » Lui expliquai-je, alors que je m’afférai à mettre de l’ordre dans mes parchemins. « Vous êtes une sommité en matière de littérature fantastique, sur Terre. Nous croyons que cet entretient saura résonner dans le cœur de vos nombreux fans. » Tolkien sirotait bruyamment son Martini, prenant un long moment avant de me répondre. Je fixais mes questions, écrits à la hâte sur de vieux papyri.
« C’est tout ? » Me demanda-t-il.
« C’est une mise en contexte, oui. » Je bégayais involontairement.
« Et vous voulez que je vous parle de votre merde? »
Mon visage devint si pâle, on m’aurait pris pour un élémentaire de lumière mais sans la lumière. « Je vous demande pardon? » J’aurais pu trouver une meilleure réplique.
« Je n’accepte jamais d’entrevu. J’ai clairement dit à votre agent de me laisser tranquille. Vous savez ce que c’est de vouloir passer son éternité en paix? Sur un monde reculé, sans se faire déranger? »
« Ah, vous aimerez la suite, alors! »
« J’ai accepté pour qu’on me fiche la paix! Puis, je reçois ce livre, mauve, la page couverture est toute croche. Qui avez-vous engagé pour l’infographie? Stevie Wonder? »
Tolkien quitta Gaia quelques années après que la star de la pop américaine connu ses premiers succès. Il va sans dire que cette critique est venue m’atteindre droit au cœur. Ah, et puis, c’est Martin qui s’occupait de la couverture!
« D’accord, mais vous avez lu? »
« Oui, pourquoi? »
« Vous avez aimé? »
« J’ai rien compris. »
« Bien, d’accord, bon… c’était un roman fantastique existentiel. »
« Ah? Jamais je n’aurais cru lire du fantastique existentiel un jour. Quelle perte de temps atroce. C’était abominable! Abominablement mauvais! »
La serveuse revint avec mon jus de fruit. Tolkien fixait son Martini, aspirant le liquide à travers la paille, puis s’arrêtant pour observer la boisson en lévitation au milieu du tube de plastique. Il demeura ainsi pendant trois longues minutes. J’essayais d’Attirer son attention. Une première fois, avec un clin d’œil. Sans succès. Une seconde fois, en me raclant la gorge. Sans succès. Je soupirai, éternua, et cria mes prochaines paroles accidentellement :
« Vous savez! C’est juste un roman de mise en situation! »
La surprise le fit avaler sa paille. Il s’étouffa, se qui invita la serveuse à lui faire une manœuvre de Heimlich. Pris de panique, je m’installai derrière la serveuse pour lui en faire une. J’étais confus, je dois admettre. Il recracha sa paille, elle me gifla, et nous avons pu reprendre notre entrevue.
« Vous savez? Martin et moi nous nous sommes inspirés de la structure de votre trilogie du Seigneur des Anneaux. »
Il semblait trop préoccupé avec le regain de son souffle pour me répondre. Je poursuivis :
« Dans La Communauté de l’Anneau, vous nous introduisez de nombreux personnages, avec des désirs uniques, mais tournant autour d’un héros qui doit entreprendre une longue odyssée qui deviendra transformatrice. Dans le Livre Premier, nous avons Seamus Chron qui entreprend une odyssée semblable, après qu’un incident tragique vint le perturber. Et nous avons de nombreux personnages qui gravitent autour de ce récit, avec des désirs et des quêtes qui leurs sont uniques. »
Tolkien finit par respirer, se calmant davantage, maintenant que j’avais son attention. J’ajoutai :
« Dans votre second roman, Les Deux Tours, vous plongez plus profondément dans les désirs et les quêtes de vos personnages. Certains s’avèrent en marge de la quête du héros, avec des desseins plus personnels. Mais ce roman sert particulièrement à élaborer des factions qui se feront la guerre dans le troisième opus. Les Nasguls, Saruman, Gollum… dans notre second roman, nous avons élaboré d’une manière fort similaire. Également dans le but de mettre en place des factions qui se feront la guerre dans le troisième livre. »
Intéressé, Tolkien m’écoutait attentivement. Je terminai :
« Finalement, dans votre troisième livre, Le Retour du Roi, toutes ces quêtes aboutissent, alors que Fredon, le héros, arrive au bout de son voyage. C’est dans ce roman que vous avez développé cette grande bataille qui fit trembler les Terres du Milieu. Dans notre troisième roman, en cours d’écriture, nous ferons de même. Seamus Chron parviendra au bout de son voyage à travers Sophron et les à travers les possibilités. Toutes ces quêtes que nous avons commencé à élaborer dès le premier livre parviendront à leurs conclusions. Et une bataille gigantesque viendra faire trembler Sophron. »
Gêné, Tolkien déposa un sac en plastic sur la table. Il le fouilla pour en sortir un livre mauve. On pouvait y lire le titre : Au pays des Shmouks.
« Votre agent ne m’a pas envoyé le bon roman. » s’excusa-t-il. « Du coup, vous me laissez un exemplaire du vôtre? Ça m’a l’air pas mal. »
Je souris en sortis un exemplaire des Chroniques de Sophron : Livre Premier : Seamus Chron, mais aussi un exemplaire du second roman : L’Escouade Salvatrice.
Nous avons terminé cette soirée en chantant des extraits du Silmarillon Enfin, Eldarion chantait. Moi, qui est demeuré sobre et timide avec mon jus de fruits, je rougissais devant le regard importuné des autres clients.